Une session thématique de la 9ème édition du CFP (S01) sera consacrée aux «Research Domain Criteria» (RDoC), un projet développé depuis quelques années par le NIMH, l’institut de santé mentale américain. Si les RDoC sont encore peu connus en France, ils ont pourtant pour ambition de transformer profondément la recherche sur les maladies mentales en partant non plus de la clinique psychiatrique mais de la physiologie et de la physiopathologie du cerveau. Xavier Briffault, chercheur en sciences sociale et épistémologie de la santé mentale au CNRS nous présente cette nouvelle approche.

Comment sont nés les RDoC ?
En juillet 2010 Thomas Insel, alors directeur du National Institute for Mental Health (NIMH) américain -un organisme massivement structurant de la recherche en santé mentale aux USA et, partant, dans le monde- et six autres acteurs importants de la psychiatrie publient un court article dans l’American Journal of Psychiatry (1). Ils y annoncent une reconception majeure des catégories fondamentales d’appréhension des troubles mentaux sur lesquelles devrait s’appuyer à l’avenir le NIMH pour structurer ses politiques de financement de la recherche dans ce domaine : le programme RDoC (Research Domain Criteria), l’acronyme choisi faisant évidemment écho aux RDC (Research Diagnostic Criteria) qui avaient précédé la conception du DSM-III.
Selon eux, les catégories diagnostiques issues du DSM comme de la CIM, fondées sur du consensus clinique reposant sur l’observation de signes et symptômes ne correspondent plus aux résultats des neurosciences cliniques et de la génétique ; elles ne prédisent pas les réponses aux traitements et elles ne permettent pas d’accéder aux mécanismes fondamentaux sous-jacents aux syndromes observés. Rien de surprenant à cela pour eux : dans tous les domaines de la médecine autres que la psychiatrie, les systèmes diagnostiques descriptifs conçus prématurément sans une compréhension fine de la pathophysiologie finissent toujours par poser des problèmes et par être abandonnés.
 
Face à ce constat, que proposent alors ces auteurs ?
Pour Insel et ses collègues le temps est venu pour la psychiatrie d’abandonner ces catégories cliniques consensuelles qui s’avèrent sans validité naturelle pour adopter une démarche translationnelle : de la compréhension des mécanismes de fonctionnement fondamentaux du « mental » pour aller vers les expressions visibles des dysfonctionnements (« troubles ») de ces mécanismes, plutôt que l’inverse. On ne part plus top-down de troubles fondées sur des symptômes pour en chercher la psycho-physio-pathologie -comme dans le paradigme du DSM-, mais on considère, bottom-up, les symptômes comme des disruptions dans le fonctionnement correct de mécanismes implémentant différentes fonctions. Trois hypothèses « outrageusement simples » (2) soutiennent ce nouveau paradigme. Première hypothèse, les troubles mentaux peuvent être abordés comme des troubles cérébraux, correspondant non pas à des lésions -c’est l’objet de la neurologie-, mais à des problèmes dans l’implémentation des fonctions par les circuits neuronaux. Deuxième hypothèse : il est possible d’identifier ces dysfonctionnements in vivo chez l’humain à l’aide des outils des neurosciences cliniques. Troisièmement, il est possible d’identifier des biosignatures qui augmentent les possibilités cliniques et thérapeutiques.

En pratique comment se présentent les RDoC ?
Concrètement, l’architecture conceptuelle du programme RDoC repose sur une matrice qui croise 7 niveaux d’analyse (gènes, molécules, cellules, circuits, physiologie, comportements, descriptions subjectives) avec 5 domaines fonctionnels (systèmes des valences négatives, systèmes des valences positives, systèmes cognitifs, systèmes des processus sociaux, systèmes d’éveil et de modulation). Ces domaines fonctionnels sont eux-mêmes décomposés en un petit nombre de construits théoriques. Les construits sont des entités abstraites non directement observables à un instant donné mais auxquelles on suppose une validité naturelle empiriquement testable (3). Chaque case de la matrice (croisement construit X niveau d’analyse) est ensuite supposée faire l’objet de recherches empiriques documentant les systèmes biologiques impliqués et leur spectre de fonctionnement (voir un exemple ici).
 
Sur quoi repose ce cadre conceptuel ?  
Outre les trois hypothèses de départ l’approche RDoC repose sur 7 grands « piliers » (4). Le premier est celui de la logique translationnelle plutôt que clinique comme nous l’avons vu. Le deuxième est l’approche dimensionnelle, non pas en termes de gradation de sévérité des symptômes comme cela demeure le cas dans celles des approches dimensionnelles qui restent ancrées dans une logique syndromique, mais en termes de spectre observable du fonctionnement des mécanismes fondamentaux. Le troisième découle logiquement du précédent, il s’agit de l’ensemble des outils de mesures fiables et valides de ces mécanismes, qu’il faut développer de novo. Le quatrième est méthodologique et concerne le design des études expérimentales. Dans la logique catégorielle du DSM, les choses sont simples : on compare un groupe de sujet présentant -sur la base d’une liste de symptômes- le trouble étudié (la variable indépendante) à un groupe de sujet qui ne le présente pas. Dans la matrice « construits théoriques X niveaux logiques » qui structure les RDoC, toute case de la matrice peut être considérée comme variable dépendante ou indépendante, et il faut mettre en place de nouveaux dispositifs méthodologiques plus complexes. Cinquièmement, le système intègre avec une importance égale les fonctions comportementales et les réseaux comportementaux qui sont supposés les implémenter. Le slogan « les sciences du comportement étudient ce qui résulte de l’évolution du cerveau, et les neurosciences étudient comment le cerveau l’implémente » résume cette volonté intégrative. Le sixième pilier est la nécessaire solidité empirique des construits retenus, qui sont donc en faible nombre. Le septième pilier est la flexibilité des construits retenus.
 
Les « contruits » représentent en quelque sorte des fonctions élémentaires du cerveau, telles qu’elles peuvent être perçues en tout cas à un moment donné par les neurosciences ?
Pas tout à fait, ce sont plutôt des complexes hypothétiques de fonctions élémentaires, qui elles sont directement observables. C’est donc un niveau d’abstraction plus élevé que le niveau élémentaire. D’ailleurs, les construits sont considérés comme des concepts temporaires et destinés à la recherche. Un construit ne peut être intégré à la matrice que s’il y a des éléments probants tant en faveur de sa fonction comportementale qu’en faveur de sa correspondance avec un système biologique. Par ailleurs, le programme RDoC n’a délibérément pas pour objectif de rendre compte des centaines de catégories listées dans les nosographies du DSM ou de la CIM -il se situe à un autre niveau d’analyse- et les construits n’ont aucune vocation à s’insérer de façon structurante dans des dispositifs règlementaires, administratifs, politiques, évaluatifs, normatifs… comme ont pu le faire, nolens volens, les catégories du DSM.
À titre d’exemple, le domaine des valences négatives se décompose en trois construits théoriques relatifs à la menace (actuelle -la peur- ; potentielle -l’anxiété- ; soutenue), un relatif à la perte et le cinquième à la frustration. Le domaine des valences positives se décompose lui en cinq construits relatifs à la récompense, le premier (motivation à l’action) se décomposant par exemple en quatre sous-construits (évaluation de la récompense, évaluation de l’effort, évaluation des résultats des actions, prise de décision sur l’action). On conçoit aisément comment une meilleure compréhension de ces systèmes de gestion des valences négatives/positives peut avoir un intérêt pour celle de catégories nosographiques plus traditionnelles, comme par exemple l’anxiété et la dépression (5) (6).  
 
Est-ce que cette approche commence à se répandre dans la recherche ?
6 ans après le lancement du programme, une revue de littérature (7) identifie 48 articles relatant une étude empirique s’appuyant sur des construits RDoC. Une méta-analyse (8) sur les facteurs de risque de suicide a pu calculer des odd-ratio intéressants pour chacun des construits RDoC en s’appuyant sur 134 études rattachables à ces construits. La quantité de travaux réalisés depuis 2010 semble donc relativement modeste, même si certains auteurs (9) considèrent que le programme RDoC a généré un « élan impressionnant » en peu de temps. Il semble donc que selon le titre même de leur article il reste encore à « transformer les promesses en progrès » et à dépasser certains obstacles pratiques et conceptuels.

Le programme RDoC n’est sans doute pas la silver bullet de la recherche en psychiatrie, et il s’avère à ce jour n’être toujours que l’une des multiples approches qui cherchent à expliquer et parfois comprendre le psychisme humain et ses vicissitudes (10). Pour autant, il est un représentant important d’un mouvement de fond visible dans la littérature internationale qui déconstruit les entités massives des nosographies catégorielles pour aller vers plus de finesse, d’interactions entre les facteurs de causalité, et de complexité (11) (12). Mouvement de fond dont on peut penser, espérer, ou redouter -selon ses options théoriques et pratiques- qu’il emportera à terme les approches DSM-like.