C’est en 2018 qu’Eva Illouz, sociologue, directrice d’études à l’école de Hautes Etudes en Sciences Sociales publie son livre Happycratie. Le titre de ce livre est merveilleusement construit et choisi, mais c’est le sous titre Comment l’industrie du bonheur a pris le contrôle de nos vies, qui donne froid dans le dos.

Dans cet ouvrage, toujours richement documenté et argumenté, Eva Illouz analyse la pénétration dans nos sociétés de la norme bonheur. En effet, les psychologues positifs, c’est à dire ceux qui ont ouvert la voie à la psychologie positive, montrent que le bonheur est une “notion objective, universelle, susceptible d’être mesurée de façon impartiale et exacte” (p 55). C’est la naissance du “thermomètre affectif”. Le fait de mesurer le bonheur a permis d’importantes découvertes scientifiques : le week end est préféré au jeudi, le jour de Noël est un des plus heureux de l’année (p 59). Dans le domaine de l’activité professionnelle, on montre que le bonheur permet d’avoir une meilleure activité professionnelle, et non l’inverse, que le travail permet d’accéder au bonheur. “Le bonheur est bien la condition essentielle à la réussite professionnelle” (p 126).

Cette conception a d’importantes conséquences. Il faut donc se montrer résilient, invulnérable, responsable et autonome. Une analyse selon une étude LinkedIn montre que les salariés ont signé trois fois de contrats de travail au cours de leur vie professionnelle que lors des décennies précédentes (p 141).

On assiste à l’émergence de la psychologie positive. Il faut alors savoir gérer “ ses émotions négatives, développer des habitudes saines, savoir composer avec l’incertitude, rationaliser ses échecs dans une optique positive et productrice.” (p 144). L’authenticité est elle même mise en doute.

L’analyse faite par E. Illouz est consternante, troublante. Il est vrai que peut être insensiblement nous nous sommes habitués à repérer nos émotions négatives qui dans d’autres circonstances seraient positives, à être résilient, à internaliser nos échecs, … Ce livre nous montre l’abandon de la réflexion, du retour sur soi. Après avoir lu Happycratie, nous ne pouvons que conseiller de se réfugier dans La vie de l’esprit d’Hannah Arendt, et de relire avec bonheur la réponse de Socrate “Mieux vaudrait me servir d’une lyre dissonante et mal accordée, diriger un choeur mal réglé ou me trouver en désaccord ou en opposition avec tout le monde, que de l’être avec moi-même tout seul et de me contredire.” (Gorgias cité par H. Arendt, p 237).

Eva Illouz viendra présenter ses travaux de recherche lors d’une conférence exceptionnelle qui se tiendra le samedi 4 Décembre.