Pascal Huguet, chercheur CNRS passionné et passionnant, dirige la fédération de recherche “Comportement-Cerveau-Cognition”, à l’Université  d’Aix-Marseille. Depuis de nombreuses années, il s’attache à démonter certains a priori qui conditionnent notre pensée, et qui influent, entre autres effets, sur les résultats des recherches dites “scientifiques” – au grand étonnement des promoteurs de ces recherches qui en imaginaient les résultats aussi objectifs que possible… Parmi ces a priori, les plus tenaces sont sans doute ceux liés à l’âge, portant sur la diminution des performances cognitives et mnésiques après 65 ans, croyance très répandue dans notre société “jeuniste”, et ceux liés au genre, qui suggèrent que les femmes ont plus de mal à se repérer dans l’espace, ou qu’elles sont moins douées pour les mathématiques, et qui sont bien sûr, au plan sociologique, indissociables du sexisme persistant de nos sociétés occidentales.

 Les travaux de P. Huguet ont suivi une progression logique. Lui et son équipe ont tout d’abord démontré que les résultats aux tests cognitifs habituellement utilisés en recherche, et que l’on a pris l’habitude de considérer comme “intrinsèques”, liés aux caractéristiques de l’individu, sont en fait largement dépendants du contexte social. Ainsi, la simple présence d’un “pair”, parfaitement passif, lors de la passation de test, modifie considérablement le résultat de ce test, et cela aussi bien chez l’animal que chez l’homme ; a fortiori, les caractéristiques de cette présence (indifférence, attention soutenue, hostilité apparente…) influent d’autant plus sur les performances aux tests. Le propos n’est pas ici de dire que les tests cognitifs élaborés par les différentes équipes de recherche, et les résultats des études qui s’appuient sur eux, publiées dans la littérature scientifique, n’ont pas de valeur ni de validité, mais qu’il faut se méfier d’un raccourci de pensée qui ferait des données obtenues une caractéristique interne de l’individu, inhérente à sa structure propre.

Par la suite, parmi les éléments du contexte qui influent sur le fonctionnement cognitif d’un individu, l’équipe de P. Huguet s’est intéressée aux stéréotypes sociaux. Ainsi, ils ont montré le poids des préjugés de genre, en soumettant 2 groupes de sujets à la même série d’épreuves de représentation dans l’espace ; aux participants du premier groupe, aucune information complémentaire n’était apportée, tandis qu’aux participants du second groupe, il était indiqué qu’au test en question, les femmes avaient des résultats identiques aux hommes (contredisant ainsi le préjugé de moins bonnes performances spatiales chez les femmes). Les résultats ont montré, de façon spectaculaire, que les résultats des hommes et des femmes étaient comparables dans ce second groupe (c’est-à-dire après abolition du préjugé), alors que les performances des hommes étaient meilleures que celles des femmes dans le premier groupe (celui où on laissait libre cours au préjugé). De manière similaire, P. Huguet a montré que les résultats à des tests de performances mathématiques étaient identiques entre hommes et femmes si on indiquaient aux participants qu’il n’était pas attendu de différence homme-femme à ce test spécifique, alors que les femmes avaient de moins bonnes performances si on n’abolissait pas le préjugé.

 Le poids des a priori liés à l’âge a de même été montré : lorsqu’on fait passer à des sujets moyennement âgés des tests mnésiques, leurs performances paraissent altérées par rapport à des sujets adultes d’âge moyen. En revanche, lorsqu’on précise à ces sujets moyennement âgés que leur performances à ce test ne sont pas influencées par l’âge (c’est-à-dire que les sujets de leur groupe d’âge y ont les mêmes performances que les sujets plus jeunes), on observe, de fait, une similarité des résultats entre les deux groupes ! La représentation sociale que se fait un sujet de ses propres capacités – largement sous l’influence de stéréotypes sociaux – joue donc un rôle essentiel dans ses performances réelles aux tests cognitifs.

Ainsi, les cognitions, loin d’être des phénomènes intrinsèques à un individu, apparaissent comme socialement régulées : il importe, lorsqu’on étudie les processus cognitifs, de prendre en compte ces conditions sociales du traitement de l’information, et leur signification pour le sujet. Et il n’est pas moins important de comprendre le poids considérable – bien souvent stigmatisant – des stéréotypes sociaux (c’est-à-dire la généralisation à un groupe d’individus des caractéristiques de quelques-uns), qui pèse au premier chef sur les individus eux-mêmes, mais qui régule aussi le fonctionnement de la société, où ces stéréotypes ont bien souvent un effet “auto-réalisateur”.

Christian Spadone, Paris