La question de la place du deuil en psychiatrie pose, en premier lieu, celle des liens entre deuil et dépression, mais aussi celle des autres complications psychiatriques du deuil. La question est d’actualité, puisque les psychiatres de l’American Psychiatric Association, après y avoir consacré de longs débats dans le cadre du travail d’élaboration de la cinquième édition du DSM, ont souligné la nécessité d’études complémentaires approfondies sur la catégorie pathologique des “deuils prolongés et complexes”.
Comment différencie-t-on une tristesse de deuil “normale” et une dépression de deuil ? Un certain déni prévalait jusqu’alors quant à la reconnaissance de la dépression post-deuil, avec un consensus pour considérer qu’on ne peut parler de dépression stricto sensu dans la période qui suit un deuil – période souvent fixée, par convention, à 6 mois. L’évolution des idées conduit actuellement à se centrer sur le tableau clinique, plutôt que sur la chronologie des troubles, ou plutôt que sur le dogme théorique, issu de la psychanalyse, de la nécessité de “respecter le deuil” : si le tableau correspond à celui d’une dépression caractérisée, le fait qu’elle soit liée à un deuil ne modifie pas l’impératif d’une prise en charge. Comme l’a très bien posé E. Corruble, le problème aujourd’hui est de savoir où placer le curseur entre dépression et tristesse de deuil.

Le deuil compliqué : une maladie simple ?

Pour M. Bourgeois, 20 % des deuils sont dits “compliqués” au sens psychiatrique, c’est-à-dire faisant le lit d’une pathologie psychiatrique secondaire, que le deuil ait eu un rôle étiogénique ou qu’il ait agit comme simple facteur précipitant de décompensation d’une pathologie antérieure. Ces complications sont thymiques (dépression ou manie de deuil), mais aussi anxieuses ou addictives ; il faut également évoquer les complications psycho-sociales et les complications somatiques du deuil.
Sur le plan diagnostic, les 19 critères du DSM peuvent servir de repère, de même que des échelles spécifiques de dépression de deuil, comme l’Inventaire de deuil compliqué de Prigerson. Sur le plan sémiologique, certains signes font évoquer une dépression authentique, comme des idées de dévalorisation ou de culpabilité ne se rattachant pas au défunt, des idées de mort, une altération du fonctionnement. Toutefois, les approches scalaires ou sémiologiques rencontrent des limites importantes dès lors qu’il s’agit de définir un phénomène aussi complexe et idiosyncrasique qu’une dépression de deuil.
En s’appuyant sur les résultats de trois études françaises différentes qu’elle a menées ou auxquelles elle a participé, E. Corruble considère que la validité discriminante du critère d’exclusion lié au deuil dans le diagnostic d’épisode dépressif est médiocre. Ces travaux font partie de ceux qui ont servi d’argumentation aux auteurs du DSM V pour supprimer ce critère d’exclusion lié au deuil dans la définition de l’épisode dépressif majeur dans ce manuel.

J.J. Chavagnat a insisté sur les spécificités de la prise en charge des patients dépressifs endeuillés, plaidant pour relier la symptomatologie psychiatrique à la dynamique du parcours de deuil, et pour placer le deuil au centre de la réflexion. La prise en charge de l’endeuillé doit prendre en compte les caractéristiques du deuil : âge du disparu, lien de parenté, circonstances du décès, deuil prévisible ou brutal, découverte du corps par le sujet, situation de survivant, etc. Elle peut également s’appuyer sur l’entourage familial, ou sur des groupes d’endeuillés.

Au total, exclure les “dépressions de deuil” du champ des dépressions ne paraît pas pertinent en pratique clinique : dès lors qu’en période de deuil, un sujet présente des signes durables de dépression caractérisée, il convient de le prendre en charge et de le traiter de façon aussi structurée que face à une dépression hors contexte de deuil, y compris, lorsque cela est nécessaire, dans les 3 premiers mois qui suivent le deuil.

Christian Spadone, Paris.