Ces dernières années, des tensions sont nées entre médecine et EBM, notamment autour des recommandations concernant la prise en charge des TED, ou encore à propos du rapport sur le trouble des conduites de l’INSERM. Au-delà des tensions, la  question traitée dans cette conférence concerne le positionnement d’une spécialité médicale, la pédopsychiatrie, au sein de la société.

Hiérarchie des valeurs au sein de l’EBM

Lorsque  l’EBM a pour projet de suivre les progrès de la science pour améliorer les soins, on ne trouve pas trop grand chose à redire. Mais lorsque l’EBM se présente comme ” le développement d’un processus rationnel et implicite de décision médicale, dans le but de réduire la part d’intuition et d’expertise clinique informelle et d’augmenter le recours aux découvertes scientifiques“, elle instaure une hiérarchie de valeur avec d’un côté l’intuition et l’expertise clinique, de l’autre les découvertes scientifiques et la rationalité. Pour mieux faire accepter cette hiérarchie, l’EBM propose trois cercles, trois niveaux de validité avec la science au centre, l’expertise clinique autour et enfin la préférence du patient comme troisième repère. Mais au fond la pierre angulaire de l’EBM, c’est la science.

Le problème, c’est qu’il n’y a qu’en mathématiques qu’une preuve aboutit à quelque chose de vrai. Dans l’EBM, une démonstration ne conduit pas à montrer qu’un traitement est vraiment efficace, mais à un degré de croyance suffisamment partagé sur l’efficacité d’un traitement. Le quiproquo entre EBM et pédopsychiatrie reposerait-il sur cet écart entre ceux qui pensent que la preuve c’est la vérité, et ceux qui voient qu’il n’y a pas de vérité dans le soin ? En fait, c’est plus complexe que cela.

Science et médecine : biologie et  médecine d’organe

En psychiatrie, l’arrivée de la biologie est liée aux travaux des neurosciences qui considèrent le cerveau comme un organe traitant l’information. Or, un pédopsychiatre avec un enfant n’a pas le sentiment d’avoir à faire à un cerveau qui traite l’information. Il pense même que c’est un parti pris, qui conduit à ne pas s’intéresser au vécu subjectif à la première personne. Ce vécu n’est pas du traitement de l’information, c’est une expérience de la vie, c’est de la phénoménologie.

Pas de noyaux gris dans les recommandations

Là où les choses se compliquent, c’est que pour l’EBM, le sujet n’est pas celui de la biologie ! Dans le rapport de l’HAS sur l’autisme, on ne parle pas de noyaux gris centraux ou d’eye tracking, il n’y a pas de références à des données neurobiologiques, et dans les grandes revues de médecine (NEJM, JAMA, Lancet), on trouve très peu d’articles de biologie, on trouve surtout de la statistique.

Le  sujet moyen n’existe pas, on l’hallucine

L’EBM s’appuie essentiellement sur des ERC (Essai Randomisé Contrôlé), le sujet de l’EBM est donc celui de la statistique, c’est le sujet moyen qui sert à faire des comparaisons. Le problème c’est que ce sujet moyen n’existe pas, alors on l’hallucine. L’avantage de ce “patient moyen” c’est qu’il est le même pour tout le monde, c’est l’objet d’un délire collectif. Si cette représentation hallucinée perdure, c’est parce qu’elle est efficace, elle a permis des progrès considérables en médecine.

La sacralisation des outils

Un autre mécanisme à l’œuvre qui vise à soutenir l’EBM est la sacralisation des outils. A l’HAS, les niveaux de preuve sont considérés comme des tables de la loi avec au plus bas de l’échelle l’expertise clinique, puis les études de cas, puis les études observationnelles, et enfin les essais randomisés. La pierre philosophale du niveau de preuve est l’ERC, qui est totémisé. En fait, l’ERC est la méthodologie la plus efficace pour apporter une réponse convaincante à une question simple. Et cela est déjà très important puisque pour accepter de changer les routines dans nos pratiques il faut des arguments convaincant. Il faut aussi avoir à l’esprit que lorsqu’on projette sur le patient dont on s’occupe le patient moyen de l’ERC, on provoque des effets indésirables. Par exemple, en affirmant que tout patient bipolaire doit être traité à vie, on applique une statistique favorable à la majorité des patients qui risquent de rechuter, mais on oublie que certains ne vont peut être pas rechuter.

Le drôle de look du sujet de l’EBM

En travaillant sur des nombres importants de sujets, l’EBM donne une vision “grand angle” du sujet, mais avec les outils statistiques comme la moyenne qui atténue le bruit, on le voit aussi au microscope. En atténuant le bruit, on fait disparaître toutes les aspérités du sujet, ce qui n’est pas toujours un problème, mais en est un en psychiatrie. La construction statistique du sujet moyen donne l’illusion que le sujet est rationnel puisque toutes les irrationalités singulières des individus ont été effacées. Or, nous savons que l’être humain n’est pas rationnel, et ne serait-ce qu’autour de la question de l’observance des traitements, le médecin constate que le patient ne l’est pas.

Le sujet de la clinique, sujet de la rencontre, sujet pensant

« Halluciner un sujet, à la rigueur, halluciner une famille, c’est plus difficile »

Il existe des réticences au délire efficace de l’EBM dans toutes les spécialités médicales. En pédopsychiatrie elle est plus marquée encore. Pourquoi cela ? Parce que la consultation pédopsychiatrique, c’est l’enfant, mais c’est aussi sa famille et s’il est encore concevable d’halluciner un patient moyen, c’est impossible d’halluciner une “famille moyenne”. Il y a une violence entre la représentation que l’EBM donne du sujet moyen et la représentation que le pédopsychiatre a de son travail avec une famille. Le choc de ces représentations crée une tension insupportable.

Le sujet de la rencontre

Le sujet de la clinique est celui de la rencontre, qui n’a rien à voir avec un “organe pensé”. La plainte du patient est unique, dans le contexte de la famille c’est unique à la puissance 4 ou 5 parce qu’il y a 4 ou 5 individus en interaction. D’où la difficulté à penser le cerveau aussi puisque là encore il y en plusieurs en présence… Il y a des sciences qui s’intéressent au sujet de la rencontre, ce sont les sciences humaines et sociales, elles sont absentes des grandes revues de médecine, les jeunes ne sont pas tentés de faire des travaux dans ces directions car on ne peut pas faire une carrière avec cela aujourd’hui, c’est ainsi même si on peut le regretter.

Conclusion

Le sujet des neurosciences se construit autour d’un déni de subjectivité. Le sujet de l’EBM est le sujet moyen, il est “halluciné”. Le sujet de la pédopsychiatrie est celui de la rencontre qui refoule parfois le corps, oublie que le patient a un cerveau ce qui a aussi des effets indésirables. Ces trois sujets sont mal partis pour s’entendre parce qu’ils sont liés à des mécanismes de défense puissants, deux modalités de refoulement et un mécanisme hallucinatoire. « La pédopsychiatrie doit faire un pas vers le sujet de la biologie et de l’EBM. Elle n’est pas en position de force et a un devoir sociétal de s’intéresser à cette forme de production des connaissances. De l’autre côté, il va y avoir des évolutions aussi des choses vont changer… il y a un retour du sujet d’origine imprévue, la génomique, qui aboutit à la médecine personnalisée. Le concept de médecine personnalisée marche à fond parce que tout le monde en médecine veut un retour du sujet, un retour du sujet pensant, cela viendra, il faut attendre, 5 à 10 ans… »

Propos retranscris par Christophe Recasens, Boissy-Saint-Léger.