CFP2022

D03 – Psychédélique ou psychodysleptique ? Usage et mésusages des signifiants pour dénommer un principe actif

Zoë DUBUS – Aix-en-Provence et Pierre-Michel LLORCA Clermont-Ferrand

Celui qui, comme expérience témoin prendra du haschich après la mescaline quitte une auto de course pour prendre un poney. Un poney peut toutefois donner des surprises qu’il ne faudrait pas attendre d’une locomotive. (Henri Michaux)

La création récente d’une section de médecine psychédélique au sein de l’AFPBN illustre le réinvestissement de ces substances par la recherche en psychopharmacologie. Ce qui fait naître des interrogations sur leur qualification et leur place dans les classifications des psychotropes. Ce débat du CFP ne cherchait pas à opposer des conceptions différentes, les orateurs apportant des regards complémentaires sur les composantes historiques, sociales, scientifiques, médicales qui s’entremêlent et réunissent autour de ces substances le chamane, le censeur, l’artiste, le chercheur, le sujet-expérimentateur et le patient.

Breaking Bad

Chaque substance a son histoire, sa provenance géographique, son lien à la nature ou à l’éprouvette du chimiste, son usage traditionnel et son pouvoir de diffusion dans des pratiques profanes mais non dénuées d’idéal. Après avoir œuvré pour la cohésion sociale (la mescaline) des amérindiens malmenés par les colons, avoir accompagné les mouvements intellectuels (LSD, mescaline, psilocybine) et la contre-culture de la deuxième moitié du XXe siècle, les substances psychédéliques ont mal tourné. Un peu partout, et peut-être plus encore dans des pays supposés attachés aux libertés individuelles, elles ont acquis, en dépit des actions originales, pro-sociales, empathogènes, constatées par les scientifiques, un statut hors-la-loi. C’est peut-être en définitive leur principal point commun. Etre écartelées entre une existence chérie des Dieux et des utopistes, et une diabolisation avec son puissant arsenal répressif. Les termes à connotation péjorative, drogue, toxique, sont issus de cette lecture globalisante et morale, peu utile à la perspective d’un clinicien.

Lucy in the Sky

Zoé Dubus et Pierre Michel LLorca ont rappelé les contextes d’apparition des différentes dénominations utilisées : Les hallucinogènes (Dupouy, 1911), les fantastica (Lewin 1924), les psychotomimétiques (Gérard,1956). Lorsque les cliniciens européens mettaient l’accent sur la dimension pathologique de ces effets, en les apparentant à la schizophrénie, d’autres en Amérique du Nord proposaient une phénoménologie plus originale des transformations psycho-sensorielles observées et rapportées. En France, le terme de psychodysleptique, perturbateur de l’esprit, va s’imposer même si “un accord ne s’est pas fait sur le terme propre à désigner les poisons de l’esprit” (Thuillier, 1964). En 1968, J. Delay souligne l’intérêt scientifique de ces substances dans le registre de la médecine expérimentale pour comprendre les pathologies, estimant toutefois que les applications thérapeutiques seront très limitées et qu’il y a une dangerosité importante d’un emploi ” à des fins extra-médicales“. Aux Etats-Unis, le terme de psychédélique, révélateur de l’esprit, sera préféré, porté par des cliniciens (Leary, Alpert, Metzner) et des intellectuels parmi lesquels A. Huxley. Il reflète une lecture moins pathocentrée, fondée sur la prise en compte des récits d’usagers, sur les expériences originales d’unité avec le monde, de vécu de non-dualité, d’élargissement du champ de la conscience, de la sensibilité intérieure, de puissants sentiments de gratitude, d’expérience enthéogène…

Las Vegas Parano

Dans un contexte de protestation contre les violences colonisatrices des puissances occidentales, les psychédéliques ont rapidement été associés, avec d’autres substances n’appartenant pas à cette catégorie (opiacés, cannabis), à un climat général de subversion sociale, de contestation de la domination prohibitrice et répressive des Etats. Cela n’a pas arrangé leur réputation et a fermé pour une cinquantaine d’années les portes de la connaissance dans les domaines de la psychologie et de la recherche clinique. Aujourd’hui, les publications scientifiques utilisent en majorité le terme “psychédélique”, ou “hallucinogène”, beaucoup plus rarement “psychotomimétique” et pratiquement jamais “psychodysleptique”. Reste à savoir si les nouveaux venus, kétamine, MDMA et produits apparentés, sont invités à entrer dans ce club fermé de la mescaline, de la psilocybine, du LSD et sur quoi fonder l’unité de l’ensemble de ces substances, si c’est possible et si cela a un intérêt.

C’est où ma classe ?

Pierre Michel Llorca a cherché en vain une place pour ces substances dans la classification actuelle des psychotropes de l’OMS. Telle qu’elle est conçue, cette classification est l’objet de débats sur les fondements de la dénomination des catégories. Le débat n’existe pas seulement pour les psychédéliques, il concerne tous les psychotropes. Les antidépresseurs ne soignent pas seulement la dépression, les antipsychotiques pas seulement les psychoses (terme lui-même imprécis) la terminologie “clinique” a ses limites. La référence pharmacologique, antagoniste D2, ISRS, objective le niveau d’action mais sous entend des liens à la clinique de validité limitée, la clozapine n’ayant pas un spectre antagoniste D2 par exemple. Les classifications plus récentes, NbN, multiaxiales, seraient plus à même de rendre compte des profils pharmacologiques et des effets attendus. Mais les psychédéliques n’ont pas d’indications thérapeutiques bien délimitées pour le moment. Des recherches sont en cours dans de multiples directions, il faudra des années pour valider ou invalider les espoirs actuels. Ce qui n’a pas empêché la kétamine de faire une entrée très rapide dans l’arsenal thérapeutique de la dépression résistante à la lumière d’effets très sensibles et rapides, associés à « une capacité accrue à dépasser les croyances négatives qu’ils ont sur eux-mêmes et sur le monde lorsque des informations positives leurs étaient présentées » (Hugo Bottemanne).

Maiden Voyage

Pour s’extraire du spectre clinique, d’une approche pathocentrée, Pierre Michel Llorca a évoqué la perspective d’une “psychopharmacologie morale” en lien avec des travaux portant sur l’étude des effets relationnels et sociaux de certains psychotropes. En renforçant l’aversion à la douleur, les ISRS rendent plus sensibles aux situations d’injustice, l’ocytocine affecte la disposition à faire confiance à autrui. La consommation régulière de psychostimulants réduit les comportements pro-sociaux, contrairement à la MDMA, au LSD, et d’autres substances qui augmentent l’empathie émotionnelle et les dispositions altruistes. L’évaluation de l’effet des substances dépasse alors le niveau sémiologique, elle s’intéresse à des aspects existentiels et sociaux, à ce qui fonde les relations interpersonnelles, le sentiment d’autrui et de sa place parmi les autres. A ce titre elles sont intéressantes pour le psychiatre, non pour suppléer à des défaillances biologiques supposées (cf. les modèles monoaminergiques des troubles) mais pour favoriser des processus de changement plus profonds de l’expérience de soi et du monde.

Prendre en compte cette dimension sociale, morale, de l’action des psychédéliques, c’est attacher de l’importance au cadre dans lequel se déroulent ces consommations. L’effet n’est pas indifférent au contexte, l’état d’esprit de la personne et l’environnement lors de la prise ont une incidence importante sur la couleur émotionnelle du voyage. Cela plaide pour l’invention de paradigmes expérimentaux originaux, comblant le fossé entre neuropsychopharmacologie et sciences humaines, s’intéressant aux contextes culturels, aux rituels encadrant les pratiques, pour intégrer les psychédéliques au sein d’un processus psychothérapeutique spécifique.