Frédéric Rouillon a offert à la communauté psychiatrique avec l’aide de Patrice Boyer un cadeau inestimable : un événement récurrent convivial de rencontre et de discussion. Il est sans nul doute le principal responsable de la naissance et du développement du Congrès Français de Psychiatrie, qui pour notre grand plaisir, nous rassemble et offre un lieu d’échanges et de connaissances que nous voulons ouvert sur le monde. Frédéric Rouillon incarne la Responsabilité dans toute sa polysémie, et l’a bien montré tout au long de sa carrière aux cours de laquelle il a beaucoup aidé et donné. Lors d’un échange très personnel, il a bien voulu ouvrir quelques pages d’intimité, où dans le désordre de l’existence, la famille, l’art, la littérature et le goût des choses bien dites et bien faites dessinent un parcours au service d’idées simples et généreuses, dont la cohérence politique et sociale constitue un point de repère précieux pour notre discipline.

Nous avions donné RDV à Frédéric Rouillon rue de Lille, au Bistrot de Paris, ignorant à quel point ce quartier lui était cher, et plus généralement l’arrondissement tout entier. Le déjeuner avançant, nous pouvions mesurer combien ses goûts, sa carrière, ses pas, l’avaient conduit à une intimité avec ce VIIème arrondissement, et nourri « un goût coupable » pour ces beaux quartiers, suffisamment coupable, peut-être, pour qu’il élise domicile dans son voisin et parent pauvre, le XVème.

Un pan de sa formation de jeune médecin s’effectue à l’hôpital Laennec, rue de Sèvres, au temps où les salles communes existaient encore, époque pas si lointaine qui voyait les chefs de service revêtir blouse et tablier blancs – en l’occurrence le Pr. Marche, lequel ouvrait grand les portes de la salle dans laquelle cohabitaient 30 à 40 hommes, reniflant les exhalaisons viriles en préambule à sa visite, conformément à la prescription d’Hippocrate : « Le médecin doit être l’homme aux narines bien mouchées. »

De Laennec au ministère

Laennec encore. Mais cette fois non pas l’hôpital (aujourd’hui siège du groupe de luxe Kering oublieux des remugles morbides de ce glorieux passé) : les conférences d’internat. Sises au début de la longue rue d’Assas (un « VIème limite VIIème »), les conférences du Centre Laennec forment, quand Frédéric Rouillon les intègre, toute la nouvelle génération d’internes des hôpitaux de Paris soumis à la mouture de la réforme de 1985 qui faisait disparaître l’internat psychiatrique des hôpitaux de la Seine en exigeant des futurs spécialistes une formation médicale et universitaire. Les internes ayant passé avec succès cette nouvelle formule y épaulaient les externes que ne rebutaient pas les séances de révision du soir, nocturnes, voire médianoches dans le centre de formation du 12, rue d’Assas. Le noble principe en est toujours à l’œuvre : les jeunes anciens aident leurs puinés à préparer le concours – une certaine idée de l’entraide chère à notre homme du jour s’y exprimait dès l’origine avec bonheur.

Bien plus tard, et tandis qu’il accepte la proposition de Lucien Abenhaim de devenir l’un de ses conseillers à la Direction générale de la santé, c’est comme « l’arrondissement des ministères » que s’offre à lui le VIIème. Il fréquente alors régulièrement le Ministère de la Santé, celui de l’Éducation, fidèle à ses deux casquettes de praticien hospitalier et de professeur des universités, mais soucieux surtout, par ce va-et-vient de l’avenue de Suffren à la rue de Grenelle, d’assurer une montée en gamme dans la formation des médecins, des psychiatres, et des psychothérapeutes. C’est d’ailleurs au titre du projet de loi mettant de l’ordre dans cette dernière profession alors non réglementée, passée à la postérité sous le titre de « loi Accoyer » et qui avait en son temps fort agité le landerneau psychanalytique, que Frédéric Rouillon pousse son chemin en regard de la Seine, jusqu’au Palais Bourbon, quand il s’est agi de la défendre et de l’expliquer, ainsi que d’autres décisions de santé publique.

C’est aux conférences Laennec, qu’il rencontre celui qui allait devenir l’un de ses plus proches amis, l’ami d’une vie, un frère. Prénom : Jean-Jacques, patronyme : Lefrère. L’un en psychiatrie, l’autre en hématologie, tous deux professeurs, ils se retrouvent, échangent, travaillent dans la bibliothèque de Jean-Jacques Lefrère, au cœur de sa belle maison non loin de l’avenue de Breteuil. Là, à l’ombre du dôme redoré des Invalides, les passions littéraires de l’un recoupent les intérêts médicaux de l’autre. Jean-Jacques Lefrère est président de l’Association des amis de Lautréamont, biographe reconnu de Rimbaud, érudit autant que modeste. Il demande à Frédéric un texte à la croisée de leurs chemins : ce sera « Alcool et absinthe comme ferment littéraire. ». Ils ont le XIXème siècle et la littérature en commun. Mais les intérêts de Frédéric ne vont pas tant aux poètes maudits qu’aux grands romanciers du « grand XIXème siècle » qui commence en 1789 et s’achève en 1914. Dostoïevski, Dickens, Proust, Nerval, beaucoup Balzac dont le rythme soutenu le tient en haleine. Mais devant tous les autres, et sans hésiter, il place François-René de Chateaubriand : sa langue, son souffle, son style, lui font oublier le terne enseignement du français au Lycée. Et – coïncidence – Chateaubriand demeure dix ans et s’éteint au cœur du faubourg Saint-Germain, dans son hôtel du 120, rue du Bac… Cette prédilection pour le XIXème siècle se prolonge en peinture, et ce grand émoi avec les Nabis. Ce qui désigne ipso facto le musée d’Orsay, comme un terrain d’élection dans son périmètre de prédilection. On peut également croiser Frédéric chez Sennelier, quai Voltaire, un haut lieu de fournitures pour artistes-peintres, qu’il n’est pas, mais dont font partie son épouse Caroline et son fils ainé, Karim, ancien élève des Beaux arts de Paris, auxquels il consent volontiers d’aller s’acquitter de leurs emplettes dans cette vieille maison au charme d’antan. On le croise également au début de la rue du Bac, entre le boulevard Saint-Germain et la rue de l’Université, tantôt chez Hartwood, tantôt chez Deyrolles…

Une histoire de psychiatrie francilienne

Mais il ne faudrait pas résumer Frédéric Rouillon à un seul arrondissement. Il serait tout aussi mesquin d’élargir ce périmètre au Quartier latin qui a aussi sa tendresse, comme toute la Rive gauche, en général. Car c’est loin, bien loin de ces beaux quartiers, à Colombes d’abord, à Créteil ensuite qu’il déploie son énergie professionnelle : Chef de clinique puis Praticien hospitalier universitaire à l’hôpital Louis Mourier, il prend son poste de PU-PH à Albert Chenevier et Henri Mondor, vaste double hôpital – de secteur et universitaire – alors bien malade d’un abandon progressif par un ancien chef de service lui-même abandonnique. Et au récit du travail qu’il lui a fallu mener, des embûches qu’il a fallu contourner, de la diplomatie qu’il a fallu déployer pour remettre à flots ce grand vaisseau amiral de la banlieue Est, aux manches retroussées, à l’énergie dévorante déployée, c’est bientôt les écuries d’Augias qui s’imposent à l’esprit, ses mains dans le bran et une volonté à vrai dire herculéenne.

Quant à son arrivée à Sainte-Anne, elle marque en fait un retour. Décidée après son passage comme conseiller à la Direction générale de la santé, cette dernière partie de parcours le voit revenir sur les terres qui l’ont vu grandir. Ancien interne du service Deniker, ancien interne du service Pichot, Frédéric avait servi dans les territoires contradictoires, que leurs chefs de service opposaient comme deux camps entre lesquels il fallait choisir. Trait d’union atypique entre les deux, Frédéric s’était vu proposer un clinicat dans les deux, mais avec l’exigence implicite d’un choix de l’un contre l’autre. Alors, sous prétexte de n’avoir pas à attendre un an ou deux son poste, il s’était exilé derrière le mont Valérien, deux boucles de la Seine plus loin, à Colombes chez Thérèse Lempérière qui allait devenir sa grande figure tutélaire. Revenir à Sainte-Anne dans le service où Lajeunesse avait succédé à Pichot et Guelfi à Lajeunesse, c’était revenir en terrain jadis connu, revenir sur des terres aimées, mais aussi l’espoir de concilier les deux pôles universitaires de l’hôpital, avec l’expérience d’un ailleurs qui allait droit à l’essentiel sans s’encombrer de petitesse.

Des lettres à la communauté

Rencontrer Frédéric Rouillon, c’est aller au devant d’une psychiatrie lettrée, suffisamment lettrée pour avoir prénommé ses deux autres fils David et Camille, pour ainsi dire, avec Karim : « Les trois religions du Livre ». Sa fille, née de son deuxième mariage, se nomme, elle, Pauline. Et puisque « les hommes occupent dans le Temps une place autrement considérable que celle si restreinte qui leur est réservée dans l’espace […] comme des géants, plongés dans les années, à des époques vécues par eux si distantes », rencontrer Frédéric, c’est plonger d’un pied dans la psychiatrie des derniers aliénistes, des ultimes salles communes asilaires, du XIXème siècle ; et de l’autre vers celle du XXIème, une psychiatrie modernisée, scientifique, savante, technique, mais qui surtout n’a jamais oublié ses racines littéraires, humanistes, que prolonge le Congrès Français de Psychiatrie dont il est, avec Patrice Boyer, le père fondateur, un congrès fourmillant de promesses, de disparités, de jeunesse.

Rencontrer Frédéric Rouillon, c’est aussi se trouver en face de l’un des rares chantres de la mobilité, lui qui a séquencé sa carrière de plusieurs changements de postes, faisant sien le modèle de nombreux pays européen où la mobilité est souhaitée, voire la règle pour une progression dans la carrière : la souplesse d’une pensée sans territoire héréditaire. C’est enfin rencontrer une éthique du service public, une vie au service des hôpitaux, de la psychiatrie, des étudiants, du rapprochement entre sections réputées rivales, un héraut de l’unification pacifiée d’une discipline réputée fractionaliste, un ardent défenseur du bénévolat au service d’une cause commune : la Psychiatrie. Avec le chic français, en plus.

 

Le nuage de Frédéric Rouillon

Puzzle de questions pour jouer avec Frédéric Rouillon

Le principal trait de mon caractère pathologique

L’impatience. J’essaye de me rééduquer mais avec difficulté. J’enrage, je me lasse, ou je passe à autre chose : ce n’est pas bien !

La qualité que je désire chez un patient. 

La gentillesse, mais pas que chez les patients. Pour moi la gentillesse est la plus grande des qualités. Je préfère un couillon gentil qu’un intelligent méchant.

Ce que j’apprécie le plus chez mes collègues.

La gentillesse, toujours ! Elle n’est pas si fréquente.

Ma principale activité quand je m’ennuie lors d’un entretien.

Je ne me suis jamais vraiment ennuyé en entretien.

Mon rêve de bonheur de soignant.

La guérison Totale, Complète et Absolue ! Ça n’arrive pas souvent mais quand ça arrive, ça fait plaisir. Quand j’ai mis un terme à mon activité professionnelle, je suivais encore certains patients bipolaires depuis plus de 30 ans qui allaient très bien, mais je n’avais pas de mérite, c’est le lithium qui avait fait le boulot ! Certains patients m’ont remercié, c’était touchant, d’autres m’ont demandé : « Mais qu’est-ce que je vais devenir sans vous ? », c’est émouvant. Je suivais encore une patiente qui souffrait de fibromyalgie que m’avait adressée ma femme, Caroline, quand elle était très amoureuse, elle croyait alors en mes Vertus Psychothérapeutiques Universelles. Elle m’envoyait tous ses douloureux chroniques. J’ai donc suivi pendant 30 ans cette patiente une fois par mois, avec de multiples co-thérapeutes qui ont tous jeté l’éponge, les uns après les autres. Lors de notre dernier entretien, elle me dit : « Bon, je ne vous dis pas au revoir docteur, puisqu’on ne se reverra plus. Finalement, vous ne m’avez pas guérie ».

Quel serait mon plus grand malheur.

De perdre ma femme, ou l’un de mes enfants.

Ce que je voudrais être (si je n’avais pas la chance d’être psychiatre !).

Quand j’avais 12 ans, je voulais être menuisier-ébéniste. Je voudrais toujours l’être, mais il faudrait que je me dépêche ! J’ai toujours aimé le travail du bois. Le poids social d’une famille bourgeoise m’a obligé de choisir parmi ce qui était considéré comme un « vrai métier ».

Le pays où je désirerais vivre.

Si j’étais expulsé de France, l’Italie, le plus beau pays du monde.

La fleur que j’aime.

Les camélias.

L’oiseau que je préfère.

Les hirondelles, mais sans passion.

Mes auteurs favoris en prose.

Chateaubriand, Balzac, Flaubert, Proust. Je ne me suis jamais ennuyé avec Balzac. Avec Proust si, par moments, et c’est ce qui est savoureux.

Mes poètes préférés.

Rimbaud. Non seulement son œuvre, mais son être aussi, très étrange. J’aime beaucoup Nerval aussi, particulièrement El Desdichado.

Mes héros dans les séries médicales télévisées.

Je ne regarde jamais de séries médicales. J’ai une règle, la médecine c’est le boulot ! Après le boulot, je fais autre chose.

Le nom que j’aimerais donner à un nouveau médicament.

La Sarfatine. Il soignerait tous les maux de l’esprit.

Une rencontre qui a été déterminante sur mon cheminement en psychiatrie.

Thérèse Lempérière. C’est presque une maman, alors qu’elle était très peu maternelle !

Ma devise.

Une phrase qui résonne en moi. J’aime beaucoup la phase de Dostoïevski : « Nous sommes tous responsables de tout, devant tous ». Je trouve ça très beau. C’était la phrase fétiche de Levinas, que j’aime par ailleurs aussi beaucoup, et qui avait ajouté : « Et moi plus que tout autre ». Ce mariage de Dostoïevski et Levinas est parfaitement harmonieux.