C5 – « L’amour comme forme sociale complexe » : enquête sur un désarroi contemporain.

Eva ILLOUZ – Paris

Mais pourquoi l’amour fait mal ? Entre cinquante nuances de grey et nous, les rapports de pouvoir se perdent, l’émotion se marchandise sur les sites de rencontre, et l’amour se termine. Autant de rapports aux livres de notre conférencière, Eva Illouz, qui nous amène, au travers d’autres livres, à comprendre la complexité de nos intimités. Et si le journal Die Zeit l’a classée parmi les « douze penseurs de demain », nul doute qu’elle remet en perspectives nos pensées. 

 

Points forts :

– L’intimité, le raté des radars. 

– La combinaison, un vocabulaire adaptatif des systèmes complexes.

– La liberté de choisir, une autonomie coupable de la crise de l’intime ?

Ce mignon-là, c’est pour mon lit

Quand le Moi n’entre plus dans le jeu social mais apparaît nu, unique et identique avec une sexualité et un désir, que dit-il de notre intimité ? Il nous parle, sous le ton de la voix de Eva Illouz, d’une nouvelle entité du Moi dans les relations intimes avec une sexualité qui revêt une expression de soi-même. Et si la famille pouvait se comparer à un petit Commonwealth avec des principes de « bon mariage » et des normes générales répondant à un ordre politique et moral, le 19e siècle a vu passer le mariage du conventionnel au bourgeois, exclusivement affectif. Une redéfinition de la famille en terme affectif où chacun a pu exprimer son individualité et qui a permis le libre arbitre émotionnel des hommes et des femmes avec une liberté d’entrée et de sortie d’une relation.

Ce nouveau Moi moderne, psychologisé et désinstitutionnalisé, ne veut plus jouer un rôle et va s’appuyer sur son intériorité et son histoire psychique pour se frayer un chemin dans l’histoire sociale. L’individu va ainsi s’appuyer sur ses ressources intérieures pour savoir qui il est et ce qu’il veut.

Et dans ce contexte de mariage, de la famille et de la désinstitutionalisation du Moi, Eva Illouz, sociologue des émotions, nous questionne : Et si c’était notre intimité qui était en crise ? Alors que la famille, par ses organisations variées, a démontré ses facultés d’adaptation, l’intimité s’est complexifiée sans toujours pouvoir s’adapter. L’intimité, ratée des radars, serait ainsi passée à travers le regard aiguisé des sociologues et sa crise serait à entrevoir autour de la notion de la complexité. Une complexité des systèmes et des codes, un bug dans la matrice, une reprogrammation de l’algorithme de monde parfait.

Ce système est caractérisé par des composants interagissant entre eux par multiples façons selon des règles locales et dont les interactions ne sont pas définies a priori. L’intimité pourrait ainsi se percevoir comme une foule mouvante où chaque personne avance à son rythme, à sa longueur de pas, de façon variable et imprévisible.

Il m’a regardée d’un œil bête. Il comprenait rien, le malheureux.

Comment comprendre ce nouveau système sentimental avec notre soif d’idéal au milieu de relations complexes et singularisées ? Peut-être dans la foule d’inconnus qui peuplent nos rues ou les livres d’Alice Ferney. Parmi les Autres, le Paradis conjugal nous dévoile de multiples facettes. Sandra, Alexandre, Alba sont autant de systèmes complexes qui vont devoir interagir à la mort d’Ada. Alors qu’Ada pouvait représenter le trois-en-un dans un idéal sentimental : la sexualité, l’attachement affectif et la maternité, Alexandre va devoir, à son décès, créer une entité plus forte. Sandra, féministe qui a fait le choix de relations sexuelles sans attachement et qui souhaite s’épanouir dans sa singularité, deviendra la maternité en prenant le rôle de mère pour le fils d’Alexandre. Alba, qui allie beauté et intelligence, se définira par son asexualité et représentera l’attachement affectif. Devant tant de particularités individuelles, Alexandre aura la capacité de s’adapter en sous-traitant dans chacune d’elles ce qui était combiné autrefois en une seule, Ada.

Alexandre représente la façon dont l’individu, du fait de la complexité de l’intimité, devient contraint de gérer des combinaisons multiples pour créer de nouvelles entités, au-delà des systèmes connus. A travers lui, Alice Ferney nous rappelle les difficultés de la recherche de son propre désir, de la connaissance de ce que l’on veut vraiment ou encore de l’apprentissage d’un nouveau vocabulaire relatif au désir de chacun.  Et, dans un système où l’on peut sortir et rentrer de l’intimité et où le tout-en-un n’est pas toujours possible ou répond à nos propres désirs, ce qui était une liberté devient une sommation de choisir. Au sein de cette liberté, l’Intimité d’Alice Ferney donne naissance à une forme émergente de relation mais le Cœur Synthétique de Chloé Delaume dévoile la possible inutilité que cela peut générer.

Tu m’fais mal, Johnny, Johnny, Johnny.

Dans le Cœur Synthétique, Adelaïde va ainsi se retrouver entre le Boum et le Bing. Si Adelaïde veut du Boum, elle va se confronter à du bing et au bling bling du marché de l’amour. Ainsi, après une rupture suite à des années de vie commune, elle va s’apercevoir que trouver une relation est presque insurmontable à 46 ans et, qu’en tant que femme d’âge moyen, sa valeur est limitée. Dans ce marché mobile d’offres et de demandes, elle est un fantôme sur le marché de l’amour. Elle découvre les non-relations, les difficultés de se retrouver en phase avec l’autre et une liberté qui devient limite car ne correspond pas à sa propre singularité. A la différence d’Alexandre, elle se retrouve incapable de créer des règles qui permettraient de générer une entité supérieure et de s’élever au-dessus de ces relations complexes.

Eva Illouz, à travers ces histoires de vie mais aussi son regard visionnaire, nous décomplexe sur nos difficultés de vivre l’amour en resituant le cœur du problème dans un système social trop complexe pour trouver un monde commun avec l’autre et où l’individu souffre au final de son autonomie de choix et de liberté.

Finalement, dans l’histoire de l’humanité c’est une première pour l’individu d’avoir à faire autant de travail psychique pour que ses pieds reposent sur un socle stable mais aussi pour pouvoir aller au-dessus des sommets de complexité.

Envoie-moi au Ciel… Zoom !