Nous avons sollicité Xavier Briffault, chercheur CNRS au CERMES3, sociologue de la santé mentale, fidèle du CFP depuis des années, et observateur-acteur engagé des transformations sociétales, pour éclairer autrement notre compréhension de la crise -des crises ?- que nous traversons. Il nous enverra un journal de confinement et de dé-confinement avec des billets d’opinion à l’image de l’épidémie, stochastiques dans leur contenu et leur périodicité.

« Et ça alors, c’est Maussien[1] ? » me demandaient souvent mes collègues dans notre vie quotidienne pour moquer gentiment ma propension à citer à tout bout de champ le sociologue du don et du contre-don. Jusqu’à présent, j’étais toujours parvenu (avec plus ou moins de mauvaise foi) à démontrer que oui. « Regarde », me suffisait-il de dire à propos de n’importe quoi. « Vois comme nous nous serrons la main, comment nous nous embrassons, comment nous mangeons ensemble, comment nous sommes habillés de façon convenue. Vois comment nous marchons côte à côte en accordant sans y penser nos rythmes, vois comment de gentilles personnes derrière un comptoir nous donnent à manger les plats que d’autres gentilles personnes ont préparé, en échange d’un bout de plastique que nous insérons dans un boitier avec des chiffres. Tout ça fonctionne si bien parce que nous nous attendons que ça se passe comme ça, vois-tu. Et ça, Mauss nous l’avait bien dit. Et ce dès 1934. Quelle clairvoyance ». Il ajoutait même, Mauss : « Nous sommes entre nous, en société, pour nous attendre entre nous à tel et tel résultat ; c’est cela la forme essentielle de la communauté [].  “Je m’attends”. C’est la définition même de tout acte de nature collective [] Je ne connais pas d’autre notion génératrice de droit et d’économie ». Il m’arrivait souvent d’ajouter « je te concède qu’il faut rajouter un peu d’Elias et de Descombes pour comprendre comment notre fabuleux processus de civilisation permet aujourd’hui que des milliers de personnes s’articulent en longues chaînes d’interdépendances au sein de communes institutions sociales du sens pour que nous puissions nous attendre tranquillement à déguster ici et maintenant en toute sécurité notre délicieux plat aux avocats mexicains agrémenté de crevettes norvégiennes réchauffé par un micro-onde chinois alimenté par de l’électricité nucléaire à l’uranium africain près de notre douillet chauffage au gaz russe. Et tous ensemble grâce à nos voitures au pétrole du Moyen-Orient ».

Tout était maussien. C’était facile. Jusqu’au 16 mars 2020. Depuis lors, ma rhétorique ne marche plus si bien. Et d’ailleurs, j’y crois franchement moins. Le moment n’est plus maussien. Il me paraît blankenburgien. Pour paraphraser notre ministre de l’intérieur qui nous informait ce lundi noir que « tout ce qui était anodin est désormais interdit », il faut bien constater que tout ce qui était anodin n’est plus désormais « attendable ». Tout ce qui était anodin est devenu dangereux, incertain, imprévisible, angoissant. Tout ce qui était évident est devenu problématique. C’est la « perte de l’évidence naturelle », c’est-à-dire chez l’humain la perte de l’évidence sociale, l’ébranlement de « son ancrage dans un monde du vivre intersubjectivement constitué ».

Pour éviter que cet épisode blankenburgien ne devienne hobbesien, il nous faut adapter notre commun et nos comportements pour qu’ils nous permettent de refonctionner ensemble. Et vite. Pas comme avant, certainement pas. Autrement. Pour contribuer, à notre humble mesure, à imaginer et permettre une nouvelle banalité du monde, nous avons mis en place un groupe de recherche et de propositions constitué de spécialistes du fonctionnement humain en situation extrême, des sciences sociales, de la psychologie clinique et pathologique, de la psychiatrie, de la santé publique… Nous travaillons de façon itérative, en nous adaptant aux évènements. Une première série d’enquêtes en ligne nous permet d’obtenir des données sur les comportements et les affects, et leur évolution dans une cohorte que nous constituons au fil de l’eau.

Nous communiquerons régulièrement sur nos avancées, et lors d’une conférence de Christian Clot au prochain CFP. D’une manière, ou d’une autre.

[1] Voir l’encadré

Les quatre auteurs cités dans ce texte peuvent apparaître comme très différents. Marcel Mauss (1872-1950) et Norbert Elias (1897-1990) sont deux sociologues (français pour le premier, allemand pour le second). Vincent Descombes (1943-) est un philosophe français contemporain, tandis que Wolfgang Blankenburg (1928-2002) est un psychiatre phénoménologue allemand.

Tous, cependant, ont apporté des contributions majeures à des théories de l’esprit qui, bien qu’ancrées dans des disciplines différentes (anthropologie, sociologie, philosophie, psychiatrie) ont toutes un socle ontologique et épistémologique commun : c’est sur fond de social que se construit l’esprit humain. Davantage même, et c’est la thèse de « l’externalité de l’esprit » que développe Vincent Descombes, l’esprit humain est fait de social.

La lecture de leurs œuvres nous éclaire sur les conséquences anthropologiques, sociologiques, psychologiques, psychopathologiques majeures qu’il faut attendre de la crise sanitaire actuelle, et sur ce que nous pouvons imaginer pour les anticiper, nous y préparer, et les rendre positives.

On lira ainsi avec profit de Marcel Mauss l’expression obligatoire des sentiments, les techniques du corps, le classique sur le don et le contre-don bien sûr, mais aussi l’ouvrage que lui a consacré Bruno Karsenti « l’homme total : sociologie, anthropologie et philosophie chez Marcel Mauss »[2].

De Norbert Elias on lira bien sûr le classique sur la civilisation des mœurs, mais surtout le recueil posthume de textes (Au-delà de Freud : sociologie, psychologie, psychanalyse – avec une excellente postface de Bernard Lahire) dans lesquels il aborde les relations entre psychiatrie et sciences sociales). Il faut aussi lire Du temps, qui est un magistral petit ouvrage qui permet de vraiment comprendre comment notre rapport fondamental au monde est socialement constitué[3].

De Vincent Descombes[4] on retiendra sa trilogie de philosophie de l’esprit (la denrée mentale, les institutions du sens, le complément de sujet). C’est cependant plutôt dense, et on pourra commencer par un recueil plus accessible de petits textes rassemblés dans le raisonnement de l’ours. En ces temps où il faut prendre garde que l’on ne détruise pas la société et ses individus au motif de tuer le virus, le chapitre éponyme qui s’y trouve nous invitera à prendre garde à ce qu’est un « mauvais raisonneur », et à ne pas nous comporter comme l’ours de la Fontaine avec son pavé et son ami amateur des jardins[5].

Wolfgang Blankenburg est ici cité pour son classique sur la perte de l’évidence naturelle[6], et la dimension intersubjective de l’évidence de notre rapport au monde.

Quant à Thomas Hobbes, il est célèbre pour son Léviathan[7], ouvrage de philosophie politique et les aphorismes auxquels il est souvent réduit : l’homme est un loup pour l’homme, et l’état non socialisé, c’est la guerre de tous contre tous. Quoi que l’on pense de sa position assez radicalement pessimiste sur la nature humaine, il est dans doute utile de méditer sur certains de ses points de vue sur l’humanité pré (ou post) sociale : « aucune connaissance de la surface de la terre, aucune mesure du temps ; pas d’arts, pas de lettres, pas de société, et, ce qui le pire de tout, la crainte permanente, et le danger de mort violente; et la vie de l’homme est solitaire, indigente, dégoûtante, animale et brève ». 

[2] http://classiques.uqac.ca/classiques/mauss_marcel/mauss_marcel.html

[3] http://norbert-elias.com/fr/

[4] http://cespra.ehess.fr/index.php?1534

[5] Fabrice Luchini nous offre de cette fable une superbe lecture : https://www.instagram.com/tv/B-EfO_mo1tA/.

[6] http://www.dimensionsdelapsychanalyse.org/wp-content/uploads/2018/01/Blankenburg-Perte-de-l%C3%A9vidence-naturelle.pdf

[7] http://classiques.uqac.ca/classiques/hobbes_thomas/leviathan/leviathan.html